Considérations préliminaires
Le débat actuel sur la crise constitutionnelle est né de la volonté du Gouvernement guinéen de doter le pays d’une nouvelle Constitution.
Plusieurs raisons ont été invoquées pour justifier cette initiative.
Certaines qui sont d’ordre juridique, sont fondées sur l’illégitimité de la Constitution du 7 mai 2010, adoptée par le Conseil National de Transition (CNT) et promulguée par le Président de la République par intérim d’alors, le Général Sékouba KONATÉ, vice-président du Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD).
D’autres raisons, qui sont d’ordre économique, partent du constat que la Guinée dispose actuellement d’institutions budgétivores dont il faut réduire le nombre et/ou le personnel.
C’est ainsi que le 29 janvier 2020, le Président de la République va prendre une Ordonnance régissant le cadre juridique du référendum en Guinée et un Décret, le 4 février 2020 pour convoquer le corps électoral aux urnes, en vue d’un scrutin référendaire au 1er mars qui a été reporté au 22 mars 2020.
Avant la tenue du scrutin, le Secrétariat Général du Gouvernement (SGG) a publié au Journal Officiel (JO) de la République le projet de Constitution comportant 157 articles.
C’est dans ce contexte que le double scrutin s’est tenu dans un climat de violents affrontements entre partisans et opposants de la nouvelle Constitution, d’une par, et entre opposants et forces de l’ordre, d’autre part. Le bilan de ces affrontements déplorables varie d’une région à une autre.
Pour sa part, la Cour Constitutionnelle, a, dans un Arrêt rendu le 03 avril 2020, proclamé les résultats définitifs qui donnent la victoire aux partisans de la nouvelle Constitution après ceux provisoires publiés par la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI). Et le 06 avril 2020, le Président de la République a pris un Décret promulguant la Constitution adoptée par référendum le 22 mars 2020.
Cependant, la version de la Constitution publiée au JO le 14 avril 2020 par le SGG est partiellement contraire à celle adoptée par référendum et comporte par ailleurs 156 articles.
C’est quelques jours après cette publication que certains juristes ont relevé ces modifications que d’autres on appelé falsifications et que d’autres encore ont désigné par l’expression d’erreur matérielle.
Ces contradictions entre la Constitution publiée et celle adoptée portent essentiellement sur 21 articles qui sont : 13, 17, 31 (al.2), 37 (al.3), 39, 42, 43 (al.2), 47, 52 (al.4), 68, 71, 76, 77, 83, 84, 90, 106, 107 (al. 2 et 3), 119 (al. 4 et 5, 120 et 132.
En dépit de ces contradictions notoires, le Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, lui, a estimé, lors d’un point de presse qu’il a animé le 4 juin 2020, que seule la version publiée au JO du 14 avril 2020 qu’il convient de considérer comme le texte constitutionnel opposable et applicable en Guinée.
Malheureusement, cette argumentation discutable en droit, vient d’être corroborée par la Cour Constitutionnelle dans un Arrêt n°AC 014 rendu en Assemblée plénière ce jeudi, 11 juin 2020.
Au regard des considérations qui précèdent, le sujet en débat pose un problème juridique d’actualité : celui de savoir si la République de Guinée dispose actuellement d’une Constitution ? Si oui, laquelle ?
Bien que déjà abordée par des spécialistes dont les réflexions sont aussi pertinentes les unes que les autres, analyser la situation actuelle du point de vue de l’interrogation selon laquelle la Guinée est-elle un État actuellement sans Constitution, revêt encore un intérêt certain aussi bien sur le plan social que scientifique.
Sur le plan social, pour la population guinéenne dans sa globalité, la présente analyse se veut une contribution au débat en cours dans notre pays. Elle peut aider l’État dans le renforcement de la rigueur dans le travail et la lutte contre l’impunité et le laxisme dans certains actes de l’administration.
Du point de vue scientifique, cette réflexion voudrait examiner les imperfections dans la procédure de mise en vigueur de la Constitution du 6 avril 2020 et faire des recommandations dans le sens d’une correction.
Compte tenu des éléments retracés ci-haut, il est alors légitime d’exposer sur l’abrogation de la Constitution du 7 mai 2010 (I) avant d’aborder le statut juridique de la ‘’Constitution’’ publiée au JO, le 14 avril 2020 (II).
I- L’abrogation de la Constitution du 7 mai 2010.
Certains de nos concitoyens ont fait remarquer que compte tenu du statut juridique actuel de la ‘’Constitution’’ publiée au JO, celle du 7 mai 2010 reste et demeure applicable. Nous ne partageons pas ce point de vue que nous respectons pourtant, au nom du droit à la liberté d’expression et d’opinion.
Car, une loi ne cesse de s’appliquer que par son abrogation qui a pour effet d’anéantir pour l’avenir une loi ou un règlement. Il existe deux types d’abrogation : l’abrogation expresse (A) et l’abrogation tacite (B).
A- L’abrogation expresse de la Constitution du 7 mai 2010.
Aux termes de l’article 6 al.2 du Code civil, « l’abrogation est expresse, lorsqu’un texte nouveau décide formellement que tel texte ancien est abrogé. »
En d’autres termes, l’abrogation est expresse lorsqu’un nouveau texte de loi intervient dans le temps et de façon explicite abroge l’ancien texte, cela étant figuré en toute lettre dans ce nouveau texte. Ex. : Les dispositions du texte X sont abrogées.
En parcourant tous les 157 articles que comporte le texte constitutionnel approuvé et promulgué, on peut aisément affirmer qu’il n’a pas explicitement abrogé les dispositions de celui du 7 mai 2010.
Pour autant, cela ne signifie pas que la Constitution du 7 mai 2010 est encore en vigueur étant donné que l’abrogation peut être tacite.
B- L’abrogation tacite de la Constitution du 7 mai 2010.
Selon l’article 6 al.3 du Code civil, l’abrogation est tacite « lorsque les dispositions d’une nouvelle loi sont incompatibles avec celles d’une loi ancienne ayant le même objet. »
Ainsi, l’abrogation peut être tacite ou implicite, c’est-à-dire se déduire de l’incompatibilité entre anciennes normes et de nouvelles dispositions régissant la même matière.
C’est par exemple lorsque les dispositions de la Constitution du 7 mai 2010 sont inconciliables/contradictoires avec les dispositions de celle publiée au JO et incompatibles avec leur maintien.
En effet, l’incompatibilité des dispositions de la Constitution du 7 mai 2010 avec celles de la Constitution du 6 avril 2020 est évidente sur maints aspects notamment la composition, le mode de désignation des membres ainsi que le mode de fonctionnement des nouvelles institutions créées par la nouvelle Constitution. Cette incompatibilité est d’autant plus visible sur la durée du mandat présidentiel qui passe désormais de 5 à 6 ans dans la nouvelle Constitution.
Au regard de ces éléments, il est indéniable que les deux constitutions ne peuvent pas coexister et que la Constitution du 7 mai 2010 est abrogée par celle publiée au JO dont il convient d’exposer ci-dessous le statut juridique.
II- Le statut juridique de la ‘’Constitution’’ publiée au JO.
La loi constitutionnelle, à l’instar des autres textes juridiques et réglementaires, ne devient pas obligatoire et opposable à tous du seul fait qu’elle ait été élaborée conformément à la procédure requise. Il faut d’autres conditions pour que cette loi constitutionnelle soit exécutoire et opposable à tous sur l’ensemble du territoire national.
Il y a lieu d’examiner si cette ‘’Constitution’’ publiée au JO est exécutoire dans sa totalité ou opposable partiellement (A) avant de démontrer qu’elle ne peut être entièrement exécutoire et opposable à tous qu’après un rectificatif (B).
A- La ‘’Constitution’’ publiée au JO : exécutoire mais opposable partiellement
La loi a défini la procédure de mise en vigueur d’une loi et d’un acte réglementaire pour les rendre exécutoires et opposables à tous. Il s’agit de la promulgation et de la publication au Journal Officiel (JO) de la République.
La promulgation, aux termes de l’article 2 du Code civil guinéen, « est l’acte par lequel le Président de la République atteste la régularité de la procédure législative et ordonne l’exécution de la loi.»
La promulgation a donc pour effet :
– d’attester l’existence, la régularité de la procédure législative ;
– de conférer au texte voté le caractère authentique ;
– de donner l’ordre aux autorités publiques d’observer la loi et de la faire observer.
Le débat actuel porte donc essentiellement et juridiquement sur la publication de la Constitution du 6 avril 2020, si l’un de ses exemplaires a été effectivement annexé au décret de promulgation et transmis au Secrétariat Général du Gouvernement (SGG) pour sa publication au Journal Officiel.
Ainsi la publication se définit, selon l’article 3 du Code civil guinéen comme « l’opération qui porte la loi à la connaissance du public.» La publication au Journal Officiel de la République a donc pour objet de porter le texte promulgué à la connaissance du public auquel il va s’appliquer.
Comme le prévoit l’article 4 du Code civil, « La loi régulièrement publiée est réputée connue de tous. » C’est ainsi que la loi devient opposable à tous, après sa publication et son entrée en vigueur.
De ce point de vue, lors que le texte est promulgué et publié dans sa totalité, il devient entièrement exécutoire et opposable à tous. C’est une présomption. D’où l’adage selon lequel ‘’Nul n’est sensé ignorer la loi.’’
Mais, dans le contexte guinéen actuel, la Constitution approuvée par référendum a été partiellement publiée au JO, le 14 avril 2020. D’où, on peut en déduire qu’elle n’est pas entièrement exécutoire et opposable à tous tant qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une rectification d’erratum.
B- La ‘’Constitution’’ publiée au JO, susceptible de rectification d’erratum.
Il peut arriver qu’un texte publié (ou une partie) soit entaché d’inexactitudes, c’est-à-dire qu’il diffère de celui promulgué. Dans ce cas, le gouvernement peut faire paraître un rectificatif appelé erratum (errata, au pluriel) pour réparer les erreurs ou omissions à travers une insertion au JO.
D’après le Lexique des termes juridiques, l’erratum est une «erreur matérielle dans la production d’un texte, justifiant le redressement par simple rectificatif. Spécialement usité pour les publications au Journal Officiel.»
En droit guinéen, la rectification d’errata est prévue par la loi, notamment le Code civil en son article 5 selon lequel « Les erreurs matérielles qui se trouvent dans le Journal officiel de la République peuvent être rectifiées sous forme d’errata qui sont eux-mêmes publiés. »
Des observateurs aussi pétris d’expériences ont déjà identifié les différentes dispositions qui sont concernées par l’erratum qui seraient au nombre de 21 articles sur les 157 que comporte la Constitution approuvée, aspect du sujet sur lequel il ne me semble pas nécessaire de m’attarder puis que les avis de mes prédécesseurs sont pertinents sur la question.
En effet, l’erratum n’aurait donc pour but, s’il n’y a pas eu la volonté de « nuire », et donc de commettre le délit de faux en écritures publiques ou authentiques, puisque l’élément moral ou intentionnel ne me paraît pas à ce stade établi, de corriger cette erreur apparente qui fait ressortir la différence entre le texte promulgué et celui publié.
Si d’aventure, à la suite d’enquête interne ou externe menée au SGG, il s’avère que les modifications portant sur les 21 articles ont été intentionnellement faites, le parquet du Tribunal de première instance de Kaloum devrait se saisir de l’affaire pour réprimer de tels agissements qui trahissent la confiance du public, en faisant ouvrir une information judiciaire pour faux en écritures publiques ou authentiques contre les auteurs présumés de ces faits qui sont prévus et punis par les dispositions des articles 585, 586 et 587 du Code pénal guinéen.
En tout état de cause, bien que la jurisprudence ne soit pas clairement établie, elle semble toutefois dégager une solution visant à subordonner la légalité d’un erratum à sa conformité au texte voté, en l’espèce, celui approuvé par le référendum du 22 mars 2020.
Lorsque l’erratum n’a pour but que de corriger une erreur qui est apparente à la seule lecture du texte, il convient « de faire prévaloir, sur le texte primitivement publié, le texte ainsi rectifié » (v. par ex., Civ.3ème, 12 juill.1976, relatif à la simple « erreur »). L’erratum aura donc force obligatoire, dès la mise en vigueur du texte primitif (soc.8 mars 1989).
Dans ce sens, on peut retenir que la Constitution du 6 avril 2020 est entrée en vigueur depuis le 15 avril 2020 comme il résulte de l’article premier du Code civil guinéen aux termes duquel « Les lois, au lendemain de leur publication au Journal Officiel de la République ou à la date qu’elles fixent, sont exécutoires sur toute l’étendue du territoire national, en vertu de la promulgation qui en est faite par le Président de la République.»
De ce fait, la procédure de publication d’erratum étant admise en droit guinéen, celle-ci aurait l’avantage d’être en conformité avec nos propres textes de lois.
Au regard de tout ce qui précède, on peut donc conclure que, mis à part ses 21 articles en contradiction avec le projet de Constitution approuvé par référendum du 22 mars 2020, la ‘’Constitution’’ publiée au JO le 14 avril 2020 est partiellement entrée en vigueur au lendemain de cette publication.
Ainsi, ses dispositions non incriminées qui sont en vigueur sont exécutoires et opposables à toute personne vivant sous la juridiction de la République de Guinée, y compris ceux qui n’ont pas pu voter et mêmes ceux qui ont boycotté le scrutin référendaire.
Cette ‘’Constitution’’ est donc actuellement dans un état hybride de jure et de facto.
Pour y remédier et être en parfaite harmonie avec la volonté du peuple, telle qu’elle résulte de la version approuvée par référendum, le Gouvernement guinéen devrait procéder à un rectificatif, in extenso, par la suppression des 21 articles modifiés, suivant insertion d’errata au Journal Officiel de la République.
À défaut, cette ‘’Constitution’’ pourrait ouvrir la voie à trois (3) types d’actions :
Primo : l’ouverture d’une information judiciaire pour la répression du délit de faux en écritures publiques ou authentiques ;
Secundo : le droit pour tout citoyen d’invoquer l’inopposabilité ou l’inconstitutionnalité des 21 articles modifiés en cause ;
Tertio : l’initiative d’une nouvelle réforme constitutionnelle pourrait ressurgir à l’avenir.
Par Maître Kpana Emmanuel BAMBA
Assistant à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université Général Lansana CONTÉ de Sonfonia-Conakry
Président de la Ligue Guinéenne des Droits de l’Homme (LIGUIDHO)
Avocat au Barreau de Guinée
Conseil adjoint inscrit à la Cour pénale internationale
Conakry, le 12 juin 2020